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Le prix Goncourt 2014 décerné à Lydie Salvayre, fille de l’exil espagnol

« Pas pleurer », murmurait Montse à sa petite Lunita, serrée contre sa poitrine, en tentant de rejoindre la frontière française lors de la « retirada ». La guerre civile, opposant nationalistes et républicains, se rapprochait dangereusement de Catalogne. Partie seule avec son bébé, la jeune femme laissait derrière elle son enfance, son pays, et surtout l’été radieux de 1936, où elle crut avec tant de ferveur à l’amour et aux lendemains qui chantent pour tous.

Au début du livre, Montserrat se met un jour à raconter cette histoire. Quasiment nonagénaire, elle est atteinte de graves troubles de mémoire et a tout oublié de sa vie, absolument tout, même la naissance de sa cadette Lydie, tout sauf ce merveilleux été 36 où des jeunes gens comme elles ont cru qu’un nouveau monde était possible. Alors elle raconte, et à une époque où le libéralisme a envoyé aux oubliettes les idéaux de la jeunesse de 36, une époque où l’idée même de lutte des classes prête à sourire, l’infinie nostalgie qui se dégage de ce récit terrible est chargée d’une émotion rare.

Lydie Arjona, alias Lydie Salvayre, est née en 1948 (l’année de la mort de Bernanos), dans le sud de la France, d’un couple de républicains espagnols en exil : mère catalane, père andalou. Avec « Pas pleurer », elle évoque pour la première fois, à 66 ans, son histoire familiale. Dans ce roman épique et puissant, elle entrelace les souvenirs révolutionnaires de sa mère, Montse, pendant la guerre d’Espagne, et la découverte par l’écrivain Georges Bernanos, fervent catholique, des exactions franquistes.

En contrepoints de l’histoire maternelle, Lydie Salvayre revient sur les massacres perpétrés par les franquistes, et sur l’engagement de Bernanos aux côtés des républicains. Il était passionnément français, catholique et monarchiste. Il avait même épousé la descendante d’un frère de Jeanne d’Arc et son fils avait revêtu l’uniforme bleu de la Phalange. On voit que rien n’inclinait l’auteur de « Sous le soleil de Satan » à soutenir le Frente popular et que tout l’incitait à s’engager en faveur des « nationaux ».

Mais voilà, en séjour à Majorque quand éclata, en juillet 1936, la guerre civile espagnole, Georges Bernanos fut choqué par la violence barbare et les rafles aveugles de l’armée franquiste, révolté par la complicité de l’Eglise avec les militaires putschistes et sa justification pieuse de la répression sanglante. Sous l’effet de la colère et de l’effroi, l’ancien camelot du roi écrivit « les Grands Cimetières sous la lune », un pamphlet, d’abord paru dans une revue de dominicains, qui lui valut d’être traité par ses amis de dangereux anarchiste et de voir sa tête mise à prix par le général Franco.

Montserrat Monclus Arjona, surnommée Montse, avait quinze ans en 1936. À sa fille, elle raconte les terreurs et les misères d’une enfance catalane dont celle-ci ne peut même pas avoir idée. Elle avait 15 ans. Elle appartenait à ceux que le clergé franquiste appelait « les mauvais pauvres », ceux qui « ouvrent leur gueule ».
Dans un savoureux mélange de français et d’espagnol, dans un « frañol » formidable (parfois hilarant), Montse raconte son été 36 : « Il faut que tu sais, ma chérie, qu’en une seule semaine j’avais aumenté mon patrimoine des mots : despotisme, domination, traitres capitalistes, hypocrésie bourgeoise, […] j’avais apprendi les noms de Bakounine et de Proudhon, les paroles de Hijos del Pueblo […]. Et moi qui était une noix blanche, pourquoi tu te ris ?, moi qui ne connaissais rien à rien, moi qui n’étais jamais entrée dans le café de Bendición par interdiction paterne, […] je suis devenue en une semaine une anarquiste de choc prête à abandonner ma famille sans le moindre remordiment et à piétiner sans pitié le corazón de mi mamá ».
Tout le talent de Lydie Salvayre est d’avoir su recréer le dynamisme et l’étonnante poésie de cette langue hybride, langue maternelle qui n’appartient qu’à la mère. On est subjugué par une telle prouesse d’écriture, même si d’autres textes l’ont précédée, et on se souvient en particulier du savoureux « Les Ritals » de François Cavanna.
Lydie Salvayre raconte l’arrivée, au village de ses parents, des idées révolutionnaires, et les chambardements qui s’en suivent. Car ces idées viennent percuter un monde immuablement rythmé par les saisons et les récoltes, régi par des principes ancestraux, « un village où les choses infiniment se répètent à l’identique, les riches dans leur faste, les pauvres dans leur faix », un monde « lent, lent, lent comme le pas des mules », un monde où les pères imposent leur autorité « à coup de ceinturon ».
Ces idées nouvelles bouleversent l’ordre établit depuis des siècles, transportent les cœurs des uns, terrorisent les autres. Le village en est complètement retourné, et la ferveur générale des premiers moments se mue progressivement en conflit ouvert. La romancière donne à voir toute la complexité de la guerre civile espagnole sur la scène de ce petit village perché sur les hauteurs de la Catalogne.

Dans de nombreux villages de l’arrière-pays catalan à l’existence réglée par le calendrier liturgique de l’Église catholique, des jeunes gens se sont mis à lire Proudhon, Marx et Bakounine. Les plus hardis d’entre eux ont rêvé de « supprimer l’argent, collectiviser les terres, partager le pain ».

En pleine guerre civile, certaines villes et certains villages, tombés aux mains des révolutionnaires, se déclarent communes libres et instaurent dans leurs murs un système collectiviste authentiquement libertaire où – entre autres expérimentations audacieuses – l’argent est aboli. Montserrat a vécu cette parenthèse libertaire, ce temps suspendu où les pauvres ont pu lever la tête, avant que la rébellion soit écrasée dans le sang par les Phalangistes et les militaires fascistes.
Montse, jeune et pauvre paysanne, vit avec exaltation la révolte libertaire qui secoue la terre espagnole et semble comme un face-à-face entre le bien et le mal. D’un côté, les grands propriétaires exploiteurs (don Jaume), les partisans de Franco, ivres de haine et de violence, l’Eglise catholique, sans une once de charité. De l’autre, les ouvriers et les paysans qui se battent pour leur dignité et leur liberté.
L’auteure évoque l’été 1936, « le plus beau, vif comme une blessure ». Celui où, emportée par la ferveur libertaire, elle quitte avec son fougueux frère Josep, le village familial. Avec son frère anarchiste, « un rouge » de la CNT, elle croit aux lendemains qui chantent et à la jeunesse du monde. Ils rejoignent à Barcelone les révolutionnaires venus de l’Europe entière pour soutenir le camp de ceux qui veulent changer le monde.

À Barcelone, elle rencontre un jeune français, il s’appelle André et écrit. Ils se connurent moins de vingt-quatre heures. Et ce fut aussi fort que toute une vie. Peu de choses ont compté pour Montse après cet été 1936, où elle avait rejoint le camp libertaire. Enceinte de ce bel amant français, qui partait au front aragonais, elle dut se résigner à épouser Diego, un notable communiste, pour ne pas laisser tout un village cancaner sur sa condition de fille-mère. Forcée de s’exiler, elle s’installa dans un pays, la France, où elle s’appliqua à métisser la langue, au grand dam de ses filles…
Les « questionnements » de Lydie Salvayre ont trait au silence des démocraties bourgeoises, aux rugissements inattendus du catholique et royaliste Bernanos, témoin horrifié du massacre des innocents à Palma de Majorque, et aux manœuvres équivoques des staliniens dans les lignes arrière du camp républicain. À travers le destin tragique de Josep, le frère de Montse, la romancière se souvient qu’une guerre au cœur de la guerre civile espagnole fut celle qui opposa les anarchistes de la CNT-FAI et les marxistes anti-staliniens du POUM aux commissaires politiques des Brigades internationales et du Komintern. Une histoire occultée « par les communistes espagnols, occultée par les intellectuels français, qui étaient presque tous à cette époque proches du PC ».

Ce livre est un très bel hommage à ces mères de l’exil – les nôtres – qui ont vécu dans la douleur l’arrachement à leur terre et à leur espoir. Car pour elles, chaque mot prononcé, chaque phrase construite, réclamaient un courage de tous les instants pour se confronter à une langue qui leur résistait, et parler tout de même. On lit « Pas pleurer » et on pleure : l’évocation de ce français encombré, malhabile et volubile, pour dire le regret d’une révolution enterrée et la dureté d’une vie de femme dans le siècle, constitue probablement un des textes les plus poignants que l’on ait écrit sur le « bref été de l’anarchie » et sur l’exil républicain espagnol.

« Pas pleurer » Lydie Salvayre (Seuil – 279 pages – 18,50 euros)

Daniel Pinós Barrieras

Photo : VB Annecy

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La Nueve. 24 Août 1944. Par Evelyn Mesquida

La Nueve, ou neuvième compagnie, c’est le titre de ce livre qui vient d’être réédité et le nom de l’une des unités qui composaient la fameuse 2e Division blindée qui s’est illustrée sur le sol africain et européen en 1944-1945 pour repousser jusque dans leur dernier retranchement, le nid d’aigle de Berchtesgaden, les troupes hitlériennes. Elle était majoritairement composée de républicains espagnols, réfugiés en France après la victoire de Franco. C’est l’histoire de ces oubliés de l’« histoire officielle » que raconte la journaliste Evelyn Mesquida.

Il s’agit pour l’auteure de sortir de l’oubli les combattants d’une compagnie emblématique et, au-delà, tous les Espagnols qui ont participé à la Seconde guerre mondiale aux côtés des troupes alliées, et d’autre part de rappeler que le 24 août 1944, date de l’entrée des troupes alliées dans la capitale, les Espagnols étaient au premier rang.

Sur les 160 hommes de la Nueve, 146 d’entre eux étaient Espagnols ou d’origine hispanique. Il y avait aussi des Espagnols dans d’autres unités mais la Nueve était la plus homogène. Evelyn Mesquida rappelle d’ailleurs que la 2e Division blindée était composée de soldats de plus de vingt nationalités différentes. Les Espagnols étaient les plus nombreux : le livre s’ouvre sur l’exode vers la France de plus de 500 000 d’entre eux après la victoire franquiste en février 1939, dont quelque 250 000 hommes. La plupart reprendront les armes contre le nazisme après de terribles séjours dans les camps d’internement du sud de la France ou d’Afrique du Nord. Comme le rappelle Jorge Semprun dans la préface du livre, les Espagnols qui se joignirent aux combats n’étaient pas « une poignée » mais des dizaines de milliers.
Dans la première partie du livre, on suit pas à pas, des côtes de l’Afrique équatoriale à l’ultime repère de Berchtesgaden, en passant par la Tunisie et la France, la geste des troupes du général Leclerc. Au passage, Evelyn Mesquida rappelle aussi comment les combattants africains furent écartés des rangs lorsque la 2e DB fut constituée en août 1943, malgré les protestations de Leclerc. A eux non plus, la geste nationale de la reconquête n’a pas rendu justice.
Le 24 août 1944, le premier officier de la fameuse 2è DB à entrer dans l’Hôtel de ville de Paris, déjà occupé par le Comité national de la résistance, était un Espagnol, Amado Granell, lieutenant de la Nueve. Et les premiers véhicules à entrer sur la place de l’Hôtel de Ville n’étaient pas – contrairement à ce que retiendra l’histoire officielle – les chars Romilly, Champaubert et Montmirail dont les noms fleurent bon la France profonde mais des half-tracks, des véhicules blindés plus légers et munis de mitrailleuses, pilotés par des Espagnols de la Nueve et nommés Guadalajara, Teruel ou encore Guernica.
Dans une seconde partie, les survivants de la Nueve se racontent à l’auteur. Elle donne chair au récit, rappelant que l’épopée militaire, ce sont les hommes qui la fabriquent avec leur sang et le sang a beaucoup coulé dans cette compagnie qui était la troupe de choc de la 2e DB. L’enfance en Espagne, les trois guerres –la guerre d’Espagne, la guerre de Tunisie contre les troupes du général allemand Rommel et la libération de la France, les acteurs égrainent leurs souvenirs. « La majorité des hommes qui composaient la Nueve avaient moins de vingt ans lorsqu’ils prirent les armes, en 1936, pour défendre la République espagnole : les survivants ne les déposeraient que huit ans plus tard ». Ils devraient déposer des armes qu’ils avaient pensé pouvoir utiliser pour combattre la dictature franquiste en Espagne. Mais après la guerre, chasser Franco était d’autant moins une priorité que dans le monde bipolaire qui émergeait une Espagne verrouillée était un moindre mal.

Tous les témoignages se terminent sur un sentiment de « travail » non achevé. L’un des acteurs raconte : « je me souviens qu’un médecin américain m’avait demandé, un jour, pourquoi nous, les Espagnols, on luttait avec les Français, après les coups de pieds qu’ils nous avaient donnés. J’ai répondu qu’on luttait contre Hitler, qu’on savait que les Français profitaient de cette lutte, mais qu’ils nous avaient donné la possibilité de faire la guerre contre les nazis ». Certains sont morts sans jamais être retournés en Espagne.

Tous ces hommes ont fait leur vie en France. Après la guerre ils ont dû apprendre la langue, apprendre un métier, chercher un travail. La plupart ont rejoint la foule des héros anonymes même si certains ont été l’objet d’hommages publics, tant en France qu’en Espagne. Publics mais tardifs, dans les deux pays. Si tous les soldats de la Nueve ont été décorés de la médaille militaire, tous n’ont pas eu la Légion d’honneur ; un « oubli » que l’auteur s’emploie à réparer. « J’ai demandé la Légion d’honneur pour ceux que j’ai rencontrés qui ne l’avaient pas eu. Deux l’ont eu et trois sont morts sans l’avoir », raconte Evelyn Mesquida, et ce alors que leurs faits d’armes, au regard de ceux accomplis par d’autres combattants, leur auraient largement valu cette reconnaissance.
Comme l’explique Jorge Semprun dans sa préface, l’histoire n’a retenu que ce qui pouvait servir à la construction d’une geste nationale et nationaliste et les étrangers n’y avaient pas leur place. Cette « francisation » de la Libération fut selon lui « une opération politique consciente et volontaire de la part des autorités gaullistes et, dans le même temps, des dirigeants du Parti communiste français ». L’épopée gaulliste et l’épopée communiste de la Libération ne pouvaient être que nationales. « La participation armée des Espagnols a été récupérée par les gaullistes ».

Pour ce qui est de la participation des Espagnols à la Résistance, c’est l’objet du prochain livre d’Evelyn Mesquida.

La Nueve 24 août 1944 : ces républicains espagnols qui ont libéré Paris,
– Evelyn Mesquida, traduction de Serge Utgé Royo,
– éd. Le Cherche-midi, Paris, 2014.

La Nueve, une BD de Paco Roca

« L’auteur espagnol Paco Roca raconte dans ce roman graphique qui vient de paraître, La Nueve (Delcourt), l’odyssée tragique et méconnue de ces républicains espagnols, qui furent, au sein de la 9e compagnie de division Leclerc, les premiers à entrer dans Paris le 24 août 1944.

Ce récit graphique restitue à travers les souvenirs de Miguel Ruiz, un anarchiste espagnol exilé en France, l’aventure de ces héros oubliés qui ont pourtant contribué à la Libération de Paris. Paco Roca entraîne le lecteur, de l’Espagne tombée aux mains des franquistes en 1939 au Paris libéré de 1944, en passant par la Tunisie. L’auteur se met lui-même en scène dans la BD quand il interroge le vieux Miguel, un survivant de cette épopée.
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Plusieurs fois primé, dans son pays, en Italie et au Japon, Paco Roca, né en 1969 à Valence, fait partie de cette nouvelle génération d’auteurs espagnols qui flirte avec les thèmes de société. Il a notamment publié en 2007 un roman graphique traduit en dix langues et vendu à 30 000 exemplaires en Espagne, Rides (Delcourt), réédité en 2013 sous le titre La tête en l’air, où il évoquait avec sensibilité la maladie d’Alzheimer. En 2012, il a publié chez Rakham L’Hiver du dessinateur. »


Vous pouvez consulter la BD en ligne sur le site du Monde

"La Nueve", de Paco Roca : 24 août 1944, à l'Hôtel de Ville de Paris.
« La Nueve », de Paco Roca : 24 août 1944, à l’Hôtel de Ville de Paris.
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