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L’exode républicain espagnol de 1939 dans la presse française.

Article du | 24 aout 1944 |
L’arrivée, début février 1939, de plus de 500 000 Républicains espagnols, vaincus par la suprématie militaire de l’ennemi, donne lieu à des réactions passionnées dans l’opinion publique française. Les autorités gouvernementales, dans l’improvisation la plus totale, décident que les réfugiés seront internés dans ce qui est appelé d’abord camps de concentration puis, pudiquement et improprement dans les communiqués officiels, camps d’internement et d’hébergement. Cette présence sur le sol français d’hommes, de femmes et d’enfants fait naître une polémique dont la presse est le principal vecteur. Une polémique qui se situe dans le droit-fil de celle qui avait éclaté trois ans plus tôt lorsque s’était posé, dès juillet 1936, le problème de l’aide gouvernementale française à l’Espagne républicaine attaquée par des généraux félons. Les organes de presse favorables à la gauche défendent ces combattants de la liberté ; les publications qui se situent dans la mouvance de la droite extrême – et elles sont nombreuses – pourfendent pour leur part, avec des mots qui aujourd’hui les feraient tomber sous le coup de la loi, ceux qui sont appelés alternativement anarchistes, fuyards ou tourbe carnassière. Entre ces deux courants, certains organes de presse régionaux, considérés généralement comme plus modérés, ont du mal à se situer, mais finissent par prendre parti contre les réfugiés. Cet affrontement, qui parfois prend l’allure d’une guerre civile intellectuelle larvée, préfigure les clivages qui, un an plus tard, éclateront au grand jour dans la vie politique française. Le drame espagnol aura été un révélateur des véritables enjeux politiques et sociaux du moment.

(photo de l’article : l’Illustration du 18 février 1939, photos de Jean Clair-Guyot)


Dès le début du conflit en juillet 1936, l’enjeu d’un affrontement politique de la presse

Le déclenchement de la guerre civile, consécutivement à l’échec du coup d’état dans une bonne moitié de l’Espagne, est sans doute l’événement qui dans la France d’avant guerre suscite les réactions les plus passionnées, qui atteignent vite la violence verbale, écrite et physique. Violence verbale de par les invectives, violence écrite de par certains articles publiés dans une presse xénophobe à l’encontre de la République espagnole ; violences physiques lorsque, à la sortie des meetings tenus en faveur de l’un ou l’autre camp, salle Bullier ou salle Wagram, s’affrontent les partisans des deux bords. La presse se fera le vecteur de ces polémiques enflammées, dont l’élément déclencheur fut la réunion à Paris, le 21 juillet 1936, d’un conseil des ministres restreint chargé de se prononcer sur la demande d’aide en matériel faite par le président du conseil espagnol José Giral auprès de Léon Blum. Chacun sait que dans un premier temps la réponse de Léon Blum fut favorable à cette demande et que des hommes comme Jean Zay, André Malraux luttèrent dans ce sens. À la suite d’indiscrétions, commises volontairement par l’ambassadeur d’Espagne Juan Francisco Cárdenas y Rodriguez de Rivas [[ambassadeur à Paris du 14 juin 1934 à juillet 1936]] et le chargé d’affaires militaires espagnol, le commandant Barroso, tous deux favorables aux Rebelles et présents lors de la réunion, le journal L’Écho de Paris, sous la plume d’Henri de Kérillis, divulgua cet accord et cria au scandale, en titrant, le 24 juillet, « Il faut empêcher le gouvernement de ravitailler les communistes espagnols » (voir Doc N°1 ). François Mauriac lui-même, qui pourtant deviendra à partir du 15 août [[prise de Badajoz par les Rebelles]] un opposant résolu au franquisme, participera à cette campagne de presse contre le gouvernement et publiera dans Le Figaro du 25 juillet un article, l’Internationale de la Haine, dans lequel il fustige « le partisan Blum » pour son attitude interventionniste. « S’il était prouvé que nos maîtres collaborent activement au massacre dans la Péninsule, alors nous saurions que la France est gouvernée non par des hommes d’État, mais par des chefs de bande soumis aux ordres de ce qu’il faut bien appeler : l’Internationale de la haine. » François Mauriac, extrait Le Figaro 25 juillet 1926.

C’est encore dans l’Écho de Paris que le 26 août, est publiée une diatribe contre les républicains, de la part du Général de Castelnau qui se termine par cette phrase: « Ce n’est plus le Frente popular qui gouverne, c’est le Frente crapular ». Les principales autres publications d’extrême droite –Candide, Je suis partout, Gringoire, le Matin, Le Jour-, auront le même contenu et utiliseront le même registre.
De leur côté, les organes de presse de la gauche française –Le Populaire, L’Humanité, Ce Soir, Regards, L’Oeuvre, Vendredi, Commune, Europe– défendront la cause républicaine, (voir document N°2), et en premier lieu ces toutes premières mesures interventionnistes, prises avant le revirement français de la Non intervention. Il n’est pas exagéré de dire que pendant le conflit espagnol s’installe en France un climat de guerre civile intellectuelle larvée, d’autant plus présent qu’au-delà de l’Espagne c’est l’avenir de l’Europe qui se jouait à Madrid, Barcelone ou Valence. Tel media français célébrait le courage des héros de l’Alcazar, tel autre vantait les mérites des combattants de la liberté, démunis et abandonnés par les puissances européennes. La désinformation et la propagande atteignirent leur paroxysme le 3 mai 1937 dans Le Figaro sous le titre : « Une enquête à Guernica des journalistes étrangers révèle que la ville n’a pas été bombardée…Les maisons avaient été arrosées d’essence et incendiées par les Gouvernementaux » (voir doc N°3).
Près de trois ans plus tard, lorsque l’armée républicaine, vaincue en Catalogne, se replie en terre française, c’est le même clivage que l’on retrouve dans les périodiques vis-à-vis des réfugiés espagnols. Avec une virulente réaction de rejet de la part des adversaires de ces réfugiés.

La presse et l’exode républicain.

Après la prise de Barcelone par les Rebelles, le 27 janvier 1939, commence la Retirada. L’arrivée massive sur le sol français des Républicains vaincus fait la une de la presse, et y restera pendant deux mois, jusqu’à ce que cette même presse braque le projecteur sur l’invasion de la Bohême et de la Moravie par les troupes allemandes. Le débat opposera ceux qui considèrent qu’il faut accueillir dignement les combattants de la liberté et de l’antifascisme, et qui dénoncent les conditions mêmes de l’accueil des réfugiés, et ceux qui s’opposent à cet afflux massif d’étrangers sur le sol français, et souhaitent les renvoyer dans l’Espagne franquiste parce qu’ils sont dangereux et qu’ils obèrent les finances de la France.

La presse favorable en campagne pour aider les exilés

Les organes de presse favorables aux réfugiés demandent dès fin janvier que tout soit fait par les autorités gouvernementales, départementales et communales, pour qu’ils soient accueillis dignement. Aux motivations strictement politiques et idéologiques, liées à la défense de la république et au combat antifasciste des républicains espagnols, s’ajoutent des arguments d’ordre éthique, moral, philosophique et humanitaire, en rapport avec la tradition de la France, terre d’asile. Le Populaire, organe du parti SFIO, consacre sa première une sur le sujet le 29 janvier : « La France, suprême espoir des femmes et enfants espagnols qui fuient la mitraille des Barbares », et accompagne ce titre d’une photo d’enfants apeurés sous les bombardements, en évoquant « les scènes déchirantes qui se déroulent à la frontière franco-espagnole » (voir Doc N°4). Le 30, le journal titre en gros caractères « Des dizaines de milliers de femmes, d’enfants se réfugient en France ». Les titres des jours suivants, illustrés par des scènes de désespoir de personnes obligées de quitter leur terre natale, sont tout aussi parlants : « Une vision dantesque : l’Espagne martyre sur le chemin de l’exil » (31 janvier), « La population martyre de la Catalogne » (1 février), « Le lamentable exode des Espagnols continue » (8 février). L’œuvre, quotidien de sensibilité socialiste, évoque pour sa part, dès le 28 janvier, le projet de mise en place, pour l’accueil des réfugiés de « camps d’hébergement ». L’œuvre est ainsi le seul organe de presse qui parle des camps avant le 30 janvier, date à laquelle est prise la décision de créer celui d’Argelès, et qui emploie le mot hébergement, qui deviendra la formulation officielle plus tard. Le 1 février le journal lance une souscription « Au secours des enfants espagnols ». L’Humanité pour sa part invite chaque jour la population des Pyrénées Orientales à créer des comités d’accueil et à aider ceux qu’elle nomme « les victimes du fascisme », qui doivent trouver en France soins et asile (voir Doc N°5). Enfin, Ce Soir, quotidien communiste qui comptait parmi ses collaborateurs nombre d’Intellectuels prestigieux, comme Aragon Andrée Viollis, Paul Nizan ou Louis Parrot, adopte par rapport aux conditions d’accueil des réfugiés, une position très critique. Louis Parrot y dénonce, le 27 janvier, l’envoi par le gouvernement de tirailleurs sénégalais et de gardes mobiles à la frontière française, et titre le 30 : « On ne peut maîtriser son indignation devant l’insuffisance de la réception officielle ». On le voit, en ce début d’exode, les termes sont parfois mesurés dans le camp pro-républicain, et l’art de la litote est parfois bien manié. Le même jour, naissent deux rubriques : « Sauvez les enfants d’Espagne » et « Un jour du monde » (voir Doc N°6) où Aragon défend la cause républicaine. L’originalité de Ce Soir, par rapport aux autres quotidiens favorables à la République, réside dans la part importante qu’il consacre aux documents photographiques. Chaque jour, une page entière est réservée aux photos de l’exode. Le 30 janvier, un document montrant des réfugiés amputés et claudicants est sous-titré : « Quel document plus terrible que celui-ci ? Certains osent parler de la fuite des soldats républicains vers notre frontière. Ceux qui quittent le sol de leur patrie, les voilà : jambes coupées, corps rongés par la maladie, déchirés par les blessures. Faut-il qu’ils restent encore sous la mitraille pour avoir droit au nom de héros » ? Il s’agit là, de la part du journaliste de Ce Soir, d’une réfutation des propos et des allégations de l’extrême droite, qui, nous le verrons, présentait l’armée républicaine comme une bande de fuyards, à l’instar de son chef de gouvernement accusé de s’être réfugié en France. Le ton et le vocabulaire employés par Ce Soir le différencient d’autres publications favorables aux réfugiés, et visent à provoquer chez le lecteur non seulement l’indignation mais aussi la compassion. Il est question à de nombreuses reprises, dans les commentaires de photos toujours saisissantes, des « pauvres gens », des « malheureux », de « l’immense cortège de la douleur », dépeint avec ses balluchons et ses hardes. Une façon d’ajouter au facteur politique, du droit et de la raison dans la lutte, un facteur humain

La presse hostile fustige les hordes de déguenillés, envahisseurs rouge.

La réaction de la presse d’extrême droite par rapport à cette arrivée massive de réfugiés sur le sol français est bien sûr tout autre. Elle est avant tout mue par des considérations d’ordre idéologique, exprimées parfois sous couvert de bien du pays, du triple point de vue politique social et économique. Avant d’étudier ces réactions, il convient de souligner l’importance que détient dans les années 30-40 la presse d’extrême droite. Nous avons vu quel rôle elle avait pu jouer par rapport au problème de la non intervention. Elle tentera à nouveau de conditionner une partie de l’opinion publique française, dans une perspective xénophobe et exclusive, et dans un langage et sous une forme qui aujourd’hui tomberaient sous le coup de la loi, fustigeant avec une outrance et une vulgarité jamais égalées, les réfugiés républicains. Cette presse salue l’avance des troupes nationalistes et stigmatise l’attitude de l’armée républicaine. Elle est violemment hostile à l’arrivée et à l’accueil des réfugiés sur le sol français, et essaie de provoquer la peur et la panique dans l’opinion. S’exprimant sur un ton alarmiste, elle fustige les républicains, présentés tous comme des hommes dangereux, qualifiés d’anarchistes et /ou de voyous. Le Matin, le 29 janvier, parle d’ « invasion », et le lendemain d’ « une masse de fugitifs »(voir doc N°7/1 & 7/2). Il s’agit là d’un discours de propagande qui rejoint celle dont l’extrême droite faisait preuve, depuis 1936, dans le domaine de la politique intérieure française. Le 12 février, le journal titre : « La présence sur notre sol des réfugiés et des fuyards pose un problème grave qu’il faudra résoudre sans tarder ». Le 23, il est question de « l’indésirable invasion des miliciens espagnols », présentés le 25 comme « hôtes dangereux ». Tous ces titres sont illustrés par des photos de cohortes de républicains à la frontière du Perthus, destinées à faire naître chez le lecteur un sentiment d’épouvante. Le ton est encore plus virulent dans Le Jour, que dirige Léon Bailby. Il y est question le 6 février des « débris de l’armée rouge », et dans le numéro du 22 les Pyrénées Orientales sont assimilées à un dépotoir. Un autre périodique, l’Époque, dirigé par Henri de Kérillis, -celui-là même qui tenait les rênes de l’Écho de Paris en 1936- n’est guère en reste ni dans le dénigrement des réfugiés, ni dans le ton employé. Le vocabulaire utilisé dans les titres, « Épaves humaines » (le 27 janvier), « Dangereux envahissements », « flot de fuyards » (le 30), « grande invasion » (le 3 février) « cortège lamentable » (le 7), participe d’une vision apocalyptique qui vise à produire un effet de terreur en envisageant une atteinte à l’ordre public. L’horreur, la haine et la vulgarité atteignent leur paroxysme dans les deux hebdomadaires profascistes que sont Gringoire et Je suis partout. Dans Gringoire du 9 février, Henri Béraud (voir Doc N°8), dans un article particulièrement odieux et xénophobe, intitulé « Donnez-leur tout de même à boire » parle de « débris du frente popular », des « torrents de laideur ». Il s’en prend aux « grandes gueules anarcho-marxistes », aux « bêtes carnassières de l’Internationale », à « la tourbe étrangère », à « la lie des bas-fonds et des bagnes ». C’est avec la même grossièreté qu’il traite les dirigeants républicains de « salauds ». Candide utilise le même registre, dans des articles haineux, qui voisinent avec des fiches anthropomorphiques consacrées à Georges Mendel, Pierre Cot ou Jules Moch, dont la teneur est facilement devinable. Le 8 février, les Républicains sont présentés comme de vils envahisseurs : « la lie, toute la pègre de Barcelone, tous les assassins, les tchéquistes, les bourreaux, les déterreurs de carmélites, tous les Thénardier de l’émeute, font irruption sur le sol français ». Dans le même numéro, un autre titre, de la même veine, s’en prend au ministre de l’Intérieur : « La lie de l’anarchie mondiale est en France grâce à M. Albert Sarrault ». Les réfugiés sont accusés de dévaster les campagnes du Roussillon, d’obérer les finances de la France, et de faire planer sur elle des menaces d’épidémie. Ces thèmes, en particulier celui du coût pour le contribuable français, seront repris par certains députés conservateurs français lors du débat à la Chambre des Députés, le 19 mars, à propos du vote sur l’augmentation du budget destiné à accueillir les Réfugiés espagnols. C’est encore Candide qui, le 16 février, apostrophe le gouvernement en lui demandant : « L’armée du crime est en France. Qu’allez-vous en faire »?

L’affrontement polémique sur les camps dans la presse.

Ces premières polémiques sur l’arrivée massive des réfugiés vont croître en intensité lors de la création des camps d’internement. Avec un élément supplémentaire : la dénonciation par la presse de gauche des conditions de vie dans ces camps. Le premier camp, celui d’Argelès, est créé le 30 janvier 1939. Le Populaire mentionne pour la première fois son existence le 6 février, par une présentation, sans jugement de valeur : « Le camp de concentration d’Argelès pourra recevoir 100 000 hommes environ ». Le lendemain, il signale l’installation d’un deuxième camp, celui de Barcarès, et souligne l’acuité du problème de l’accueil des réfugiés devant le nombre croissant de personnes (150 000) qui ont déjà passé la frontière. En ce début d’exode, le quotidien met l’accent sur le dénuement matériel et moral des réfugiés, victimes des troupes franquistes et italiennes, qu’il appelle « les sauvages de l’air ». Il ne braque pas encore le projecteur sur les conditions de vie dans les camps. Le ton et le contenu changent le 9 février. Dans un article intitulé « À la frontière espagnole », Jean Maurice Hermann, qui sera le journaliste chargé plus particulièrement de couvrir cette rubrique, condamne le manque d’organisation et de diligence de la part du gouvernement français dans les conditions d’accueil des réfugiés : « Il nous faut hélas faire entendre une voix discordante dans le choeur béat des admirateurs officiels. Je suis allé ce matin à Argelès sur mer. Sur la plage, à perte de vue, grouille une foule immense, parquée entre des fils de fer barbelés. Un sur 1000 des hommes qui sont là a pu trouver un abri pour la nuit. La plupart de ceux que j’interroge n’ont pas mangé depuis deux jours. Il faut d’urgence loger ces malheureux, les réunir en baraquements. Si l’on veut éviter des incidents, il faut permettre à ces hommes de vivre ». Cette première critique de la dureté des conditions de vie dans les camps et cette demande d’aménagement de l’espace, par la construction de baraques en dur, Jean Maurice Hermann la reprendra dans de nombreux autres articles. Le 12, sous le titre « Avec les réfugiés espagnols et les combattants de la liberté », il dénonce le surpeuplement : « Combien sont-ils à Saint Cyprien, à Argelès, au Boulou, à Prats de Mollo, à la Tour de Carol ? Nul ne le sait. On continue à manger peu, très peu : un quart de boule de pain par jour c’est bien maigre. À la Tour de Carol, neuf enterrements ont eu lieu en un seul jour ». Il dénonce par ailleurs la propagande franquiste qui s’exerce dans les camps, où se rendent des agents recruteurs, aidés et encouragés par les autorités, pour faire revenir les réfugiés dans l’ Espagne de Franco. Une délégation de parlementaires socialistes, conduite par André Letroquer, est envoyée dans les camps pour enquêter sur les conditions de vie. Le résultat laisse apparaître de terribles manquements à l’hygiène et des conditions désastreuses de réclusion. Le 13 février, JM Hermann dans Le Populaire, sous la rubrique « Au milieu des réfugiés espagnols », en regard d’une photo représentant les tentes d’Argelès, parle de « spectacle lamentable et émouvant », dénonce le surpeuplement, l’absence d’abris, la licence totale laissée aux agents recruteurs franquistes et « le triste travail de la police française » Le 14, sous la même rubrique, il titre sur « Le bagne d’Argelès », qu’il faut vider d’urgence : « Attendra-t-on que les pleurésies, les congestions pulmonaires aient assassiné 10 000 ou 20 000 soldats de la liberté, épargnés par les bombes italiennes et les obus allemands pour prendre enfin les décisions indispensables ? » L’éditorialiste demande que soient utilisés les camps militaires existants, tels ceux du Larzac et de la Valbonne. Le 15, il est fait une large place à la conférence de presse tenue par les parlementaires de retour à Paris. JM Hermann, évoquant la misère morale des internés, demande la création d’un service de regroupement et de recherche des familles. Le 16, le quotidien fait état de la rencontre entre la délégation et le Président du Conseil Daladier et publie une photo du camp d’Argelès avec comme légende ; « Gardes mobiles et spahis marocains gardent le sinistre camp d’Argelès ». Parallèlement, par l’intermédiaire du secours socialiste, une action concrète, organisée par le journal le 19 février, se traduit par le lancement d’une souscription et des appels pour recueillir vêtements et vivres. Une rubrique Le courrier des réfugiés voit le jour le 21, destinée à regrouper des familles. Elle sera moins efficace que prévu, puisque la vente du Populaire sera interdite à partir du 23 février dans les camps d’Argelès et de St Cyprien, ce qui provoquera l’indignation de JM Hermann : « Les autorités françaises n’autorisent que la presse de droite, celle qui couvre d’injures les Républicains espagnols ». C’est de fait toute la politique d’accueil des réfugiés suivie par le gouvernement qui est mise en cause par les socialistes. Léon Blum, dans un éditorial du 17 février, ayant pour titre « Nos hôtes espagnols » écrit à ce sujet : « Quelle idée le gouvernement, et en particulier les départements de la Guerre et de l’Intérieur, se font-ils des Espagnols entassés dans les camps d’Argelès et de St Cyprien ? Pour qui les prennent-ils »? Désireux d’éviter tout amalgame, le chef de la SFIO poursuit : « Admettons qu’il se soit glissé, dans la masse, des éléments « indésirables ». Qu’on les trie et qu’on les extirpe. Mais les autres, les civils et surtout les soldats, de quel droit les traite-t-on comme des prisonniers » ? (Voir doc N°9). Pendant le mois de mars, la guerre d’Espagne reste l’un des thèmes prioritaires du Populaire, mais les camps ne constituent plus les gros titres de la première page, qui sont dorénavant consacrés à la reconnaissance de Franco par l’Angleterre et la France, ainsi qu’à la nomination de Pétain comme ambassadeur à Burgos.
L’autre organe de presse qui braque le projecteur sur le scandale des camps de concentration est L’Humanité, l’organe du Parti communiste. À partir du 9 février, le journal, qui lance une souscription en faveur des réfugiés, souligne le dénuement des conditions de vie des internés, la carence des services médicaux et des médicaments, et met en cause le gouvernement français. Le 15, Argelès est dépeint comme « un véritable pénitencier où couve un foyer d’épidémies ». Jusqu’à cette date, le problème n’est jamais traité en première page, mais en page 4. Un changement s’opère le 16 février à la suite de la visite dans les camps d’une délégation de parlementaires communistes (voir Doc N° 10). Le quotidien, faisant allusion cette fois non seulement aux camps d’Argelès et de St Cyprien, mais aussi à ceux d’Arles sur Tech et d’Amélie les Bains, titre à la une : « Il faut en finir avec le scandale odieux des camps de concentration », et réclame des soins aux blessés et aux malades, ainsi que des vivres et des abris pour les soldats. L’article est relayé en page intérieure par la publication de la lettre que Raymond Guyot, député de la Seine et membre de la délégation communiste, et elle a été envoyée à tous ses collègues. Sous le titre « Ce que j’ai vu à St Cyprien », le parlementaire y dénonce les conditions d’hygiène et de détention qui règnent dans le camp, stigmatise les sévices que font subir aux détenus les tirailleurs sénégalais, et conclut : « Ce que j’ai vu est contraire au respect de la personne humaine et ne peut que semer au cœur de ces hommes et de ces femmes la haine envers la France ». Le 17, François Billoux, député de Marseille, parle de « calvaire », et fait état de la lettre envoyée par la délégation parlementaire au président Daladier, dans laquelle les députés communistes dénoncent « les humiliations, les brutalités et les vols dont ont été victimes dans les camps les soldats et les réfugiés ». L’organe du parti communiste en profite pour relier cette question à la politique intérieure française, et, de manière polémique et pour sûr excessive, accuse M Bonnet, ministre des Affaires étrangères de vouloir « par ce moyen faciliter la besogne du fascisme international en France ». La dénonciation des conditions d’internement ne cesse durant tout le mois de février. La suppression des camps est demandée le 18 : « supprimer les camps d’Argelès et de Saint Cyprien, c’est sauver des vies espagnoles et l’honneur de la France. ». Le 21, plusieurs décès sont signalés. Le thème se raréfie en mars. Le journal consacre alors ses pages à la « trahison » de Casado et de Miaja contre Negrin et le gouvernement républicain, et à la défense d’André Marty, attaqué au parlement pour son comportement au sein des Brigades Internationales. La question des réfugiés réapparaîtra cependant le 15 mars, dans le compte rendu du débat sur l’Espagne qui se déroule à la Chambre, où Raymond Guyot s’élève contre les scandales des camps de concentration et réclame la stricte application du droit d’asile. Ce Soir, pour sa part, publie son premier article sur les camps le 12 février. Son envoyé spécial, Stéphane Manier, titre : « À Argelès sur mer, ce n’est plus la mitraille qui tue, c’est la faim, la fièvre, le froid ». Le 13, c’est la situation à St Cyprien qui fait l’objet d’un article d’un autre envoyé spécial, Ribecourt. Le 14, à propos de l’isolement des Espagnols, il fait allusion aux « scènes révoltantes d’Argelès, où la population du sud-ouest, dont on craint la pitié, est écartée, par la force militaire, des lieux de souffrance du peuple espagnol ». Dans le même numéro, il est question de « l’enfer des camps de concentration d’Argelès et de St «Cyprien» et une page entière est consacrée à des documents photographiques. Le 15, Ce Soir fait état de 25 morts à St Cyprien et de 10 morts par nuit à Argelès. Le 16 du surpeuplement d’Argelès, où se trouvent 78000 hommes pour 1500 abris.
La presse française de gauche ne cesse donc tout au long du mois de février, d’attirer l’attention de l’opinion et des autorités sur les camps, de manière de plus en plus soutenue à partir du 9, au fur à mesure que se découvre, et se dégrade, la situation matérielle et morale des réfugiés. Ce sont seulement les éléments extérieurs -reconnaissance par les démocraties du gouvernement de Burgos, dernières opérations militaires de la guerre civile, invasion de la Bohême et de la Moravie par les troupes allemandes- qui feront passer au second plan dans les journaux la réalité des camps. Mais périodiquement, sans faire l’objet de gros titres ni de la Une, cette situation sera évoquée.

La presse d’extrême droite confirme son allégeance aux dictatures.

Tout autre est la vision de la presse d’extrême droite (voir Doc N° 11). Examinons comment Le Matin, L’Époque, Le Jour, Candide, Je suis partout, Gringoire– réagissent par rapport à l’internement des Espagnols.
Sur un ton que nous avons déjà évoqué, où se mêlent invective, insulte abjecte et xénophobie, la principale demande est le renvoi des réfugiés dans leur pays. Il n’est jamais fait mention des conditions de vie dans les camps. C’est sous un angle méprisant et hostile que le thème est abordé. Le 7 février, Le Matin signale l’acheminement des miliciens désarmés vers des camps de concentration. Le 18, il présente les Internés comme des « Indésirables » astreints à des travaux d’utilité publique, et souligne que des peines sévères sanctionneront toute atteinte à la discipline de ce que le journaliste appelle pudiquement « centre de rassemblement ». La seule référence concrète est celle du camp de Mende, en Lozère. À aucun moment il n’est question d’Argelès, de St Cyprien ou de Barcarès. Le parti choisi est celui de la banalisation, et de la lutte contre l’invasion étrangère, qui constitue le gros titre de la une. L’Époque, pour sa part signale le 6 février, l’envoi des républicains désarmés dans des camps. Le 8, Louis Gabriel Robinet, l’envoyé spécial du journal à Argelès, présente les républicains comme des pillards. Le 12, sous le titre alarmiste « L’inquiétude vient des camps de concentration », il dénonce les menaces d’épidémie, et prête aux internés l’intention de se révolter. Je suis partout va plus loin le 3 février et parle du « fallacieux prétexte des camps de concentration », demandant l’évacuation des réfugiés du sol français. Le Jour va dans le même sens le 18 février. Candide, pour sa part, le 8 février, présente les miliciens comme des profiteurs « bien portants et armés », et recourt à la moquerie, au cynisme et à la dérision : « Ils ne se soucient pas d’affronter l’armée de Franco, et préfèrent la vie dans un camp de concentration français. On les reçoit, on les héberge tant bien que mal, à Argelès, au Boulou, à Fort les Bains. On leur donne à manger ». Dans la même veine, l’hebdomadaire titre le 1er mars « À l’ombre des héros en fuite ». Mais l’organe de presse qui va le plus loin dans l’injure et l’appel à la haine est Gringoire. Le 16 février, cet hebdomadaire évoque « les miliciens mal surveillés dans des camps de concentration fictifs ». Mélangeant exode et internement, montant en épingle des faits isolés, et pratiquant l’amalgame, il présente les réfugiés comme des pillards qui dévastent les campagnes roussillonnaises, et traite les internés de « lie » et de « pègre rouge ». Le 1er mars c’est le terme « racaille meurtrière » qui apparaît, dans un article qui se termine par cette phrase : « il faut nous débarrasser de tout cela ». C’est la même litanie qui sera reprise le 16 mars sous le titre « L’invasion des marxistes espagnols coûte à l’état plus de 200 millions par mois ». Ces exemples suffisent à caractériser l’état d’esprit qui anime la presse d’extrême droite, qui, sur un ton outrancier et injurieux, ne voit dans les républicains que des pillards, des égorgeurs, des bandits et des fauteurs de troubles. Le discours est basé sur la désinformation, pour activer une propagande destinée à faire naître dans l’opinion des réactions de peur et de rejet.
Il est à noter que cette stigmatisation des républicains n’est pas l’apanage exclusif des périodiques d’extrême droite. On peut lire dans un journal comme Le Petit Parisien, considéré comme un journal d’information, un article, en date du 14 janvier, particulièrement xénophobe. L’auteur, Marcel Régnier, s’inquiète de « l’invasion massive de notre sol » et demande le renvoi des Espagnols dans leur pays : « une besogne d’épuration s’impose », suggérant même que ceux qui ne seraient pas repris par Franco, ceux qu’il appelle « les délinquants de droit commun », soient déportés au bagne de Guyane. Un autre chroniqueur, Georges Arquié, écrit le 25 : « À la faveur de l’exode, toute la lie des prisons catalanes est entrée en France ».Cela dit, d’autres articles plus mesurés sont publiés dans le Petit Parisien, qui distinguent certains auteurs d’exactions de « la grande masse de ceux qui n’ont pas cessé d’être pour la plupart, dans la défaite et le malheur, des gens conscients de leurs devoirs » (26 février). Preuve s’il en était de l’embarras et de l’hésitation d’un secteur de l’opinion, fluctuant, face à un problème qui devient chaque jour plus crucial, et dont personne -sauf l’extrême droite évidemment- n’envisage la solution.
Quant à L’Indépendant, principal quotidien des Pyrénées orientales, force est de constater qu’il rejoignit souvent, sur le fond et sur la forme, les positions extrêmes xénophobes. Privilégiant le thème de l’exode dans ses une, il présente très négativement l’arrivée des Espagnols, titrant le 27 janvier : « Des misérables réfugiés aux ministres en fuite et aux déserteurs couverts de bijoux, pendant que l’armée désemparée bat en retraite ». Le 28, Théo Duret évoque « la vague des réfugiés qui vient battre dangereusement la frontière », et s’inquiète d’un possible déferlement sur la France d’une masse humaine incontrôlable. Le 30, la création du camp d’Argelès lui semble « particulièrement opportune », pour des hommes qu’il considère indociles, et leur exode en France lui apparaît agréable. Le 31 les réfugiés sont assimilés à des allumeurs d’incendies, des pilleurs de fermes et des miliciens déserteurs. Durant tout le mois, il n’est question que des incidents et des exactions provoqués ici ou là. Le 9, le quotidien évoque le camp de la Mauresque à Port Vendres, et parle « d’un bien-être apprécié ». Le 24, il est fait état du bilan satisfaisant dressé par une délégation de parlementaires radicaux-socialistes après sa visite des camps. (Voir Doc N°12)

La position de l’autre grand quotidien des Pyrénées orientales, La Dépêche du Midi, fut, elle, ambiguë ou pour le moins évolutive. La Dépêche fait certes, le 29 janvier, preuve de compassion, évoquant « les innocentes victimes de la guerre civile », mais très tôt approuve la création des camps, réfutant d’avance les protestations qui pourraient s’élever : « Demain nous entendrons peut-être des protestations et sans doute jusqu’à la tribune de la chambre. Elles seront sans fondement. Qu’on vienne plutôt se rendre compte de la situation réelle au sein des populations du Roussillon, qui ont été et demeurent fort compatissantes à la situation des réfugiés, mais n’admettront jamais certains abus ». L’existence des camps est donc justifiée par souci de maintien de l’ordre public, et par souci des nécessités d’ordre sanitaire. Par ailleurs La Dépêche entretient avec Albert Sarrault, ministre de l’Intérieur, des liens étroits. Elle rapporte donc le 2 février les propos rassurants du ministre sur l’organisation des futurs camps: « Il ne s’agira jamais d’un internement de prisonniers. Les Espagnols n’y seront soumis à aucun régime vexatoire ». Dès lors, ce sont les réfugiés eux-mêmes, et non leurs conditions d’internement, qui seront stigmatisés. Le 10, Lucien Castan titre « Graves incidents dans les camps de St Cyprien et d’Argelès », et signale des affrontements entre les gardes mobiles et des miliciens des Brigades, mécontents du sort qui leur est réservé par les autorités françaises. L’auteur prétend que les réfugiés sont bien traités. Le 16 février, les critiques émises par les socialistes et les communistes sont réfutées, et la presse de gauche est accusée de faire preuve de mauvaise foi : « Certains journaux ont poursuivi une campagne de dénigrement systématique politiquement intéressée. Je n’ai vu au camp d’Argelès ni « buveur d’urine », ni « mangeur de roseaux ».

Conclusion : La presse comme miroir des enjeux politiques à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi donc l’accueil des républicains espagnols suscita une immense fracture au sein de l’opinion publique française. Le conflit espagnol sur le point de s’achever, alimenta une controverse comparable en intensité à celle qui avait divisé l’opinion en 1936, et de fait avait ébranlé le Front Populaire. L’Histoire aura retenu que l’accueil des combattants de la liberté ne fut pas digne de celui qu’ils méritaient. L’ironie tragique du sort voulut qu’une partie de ces réfugiés, qui avaient quitté leur terre natale pour un exil incertain, et qui avaient subi les attaques de beaucoup d’organes de presse, s’engageront au sein de compagnies de travailleurs prestataires de services de l’armée française, pour participer à un autre combat, qui conduira 7500 d’entre eux, à partir du 6 août 1940, au camp d’extermination de Mauthausen. Près de 5000 y périront.

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